"Archives d'un lieu"

Un texte de Sylvain CAMPEAU,
revue Espace n°43, printemps 1998, Montréal - Canada


 

 

 

"Dans sa conception d'une sculpture moderne désormais nomade, Rosalind Krauss partait du fait que la sculpture traditionnelle était en fait commémoration d'un lieu que son socle avait pour fonction de marquer. Elle concluait ainsi à une certaine forme de fétichisation de la fonction du piédestal, cette base inséparable du monument, devenue partie intégrante de celui-ci, disparu ou absorbé, où cette relation de marquage temporel et spatial se fait sentir. Conséquemment, selon elle, "la sculpture se penche pour absorber le piedestal en elle-même et le déplace de son site actuel; et par la représentation de ses propres matériaux ou du processus de sa construction, la sculpture décrit sa propre autonomie" (*1)."


"On peut alors se demander ce qu'il en serait du moulage. Il est difficile d'imaginer à la fois plus grand contact entre la sculpture et le lieu qu'elle pointe et plus grande autonomie. Car le moulage ne fait pas qu'absorber son socle; il en nie l'existence. Son autonomie serait plutôt celle qui résulte d'une symbolique de l'absorption littérale de la matière du lieu, d'une partie de sa superficie donnée ainsi métonymiquement comme le lieu même, comme sa substance essentielle et son fondement. Or, si photographie et sculpture partagent ce rapport avec le lieu, cette fonction déictique faisant qu'en elles quelque chose pointe vers ce lieu et le traduise l'une comme représentation symbolique, l'autre comme reproduction, le moulage et la photographie, dans ce toucher du lieu dont ils arrivent à rendre ainsi l'empreinte, manifestant ce qui peut exister en ces deux genres de plus commun et de plus prégnant."


"Le projet des Traces désertées de Patrick Mascaux et de Christine Wilmès (*2) montre bien cette communauté de la fonction signifiante entre ces deux genres. Choisissant des lieux déterminés par le fait qu'ils apparaissent comme des paysages "en voie de transformation ou de dégradation progressive" (*3), ils le documentent au moyen d'une prise de données pluridimensionnelles telles que : la longitude et la latitude, une photographie de l'entièreté du site ainsi circonscrit, échantillons et vestiges, prise de son d'ambiance et empreintes de dimensions variables en silicone. Sur le site, leur travail s'apparente à celui de topographes. L'espace du travail est marqué par un ruban rejoignant quatrebornes qui le délimitent. L'endroit est aussi codifié. Un relevé en plan est effectué et une vue cartographique l'accompagne. Tout le protocole et les éléments du travail de relevé scientifique sont donc ici respectés en vue de l'archivage d'un lieu habituellement marqué par une activité humaine d'exploitation quelconque aujourd'hui abandonnée."

"L'installation qui en résulte et qui aligne dans des cadres tous ces éléments attestant de la réalité, de la présence et de l'oubli de ce lieu, témoigne donc de manière rétroactive de l'activité auquel ce paysage spécifique s'est prêté et, de façon prématurée, de la disparition éventuelle mais inévitable de celui-ci. Mais il faut noter que ce message est double. Car il s'agit de documenter à la fois l'harnachement de ce site à des fins humaines qui l'assimilent et, en quelque sorte, l'oblitèrent et la disparition progressive des traces de cet asservissement oublié. Cette architecture militaire oubliée, accrochée au cap méditerranéen (24-FRA-VAR), ce wagon d'une gare abandonnée dans le désert de Sonora au Mexique (06-MEX-SON), cette plate-forme minière sise près de Chibougamau (30-CAN-QUE) ont tous été retenus comme preuve de l'inconstance des activités humaines et de leurs vicissitudes."


"Mais ces paysages que les artistes décrivent en sont-ils bien? Ne se détournent-ils pas plutôt du paysage habituel pour se concentrer sur l'élément étranger venu s'y greffer? Désert, toundra et cap ne sont ici représentés qu'en fonction de ce qui est venu les "défigurer". Moulage et photographie prélèveraient donc ici des empreintes en trop, redondantes par rapport à celles déjà laissées à leur seul détérioration progressive, ou à la dégradation du paysage qu'elles sont venues stigmatiser. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : d'un supplément d'informations inutiles sur un lieu inutilisé. Il en va de cette production comme d'une surenchère de stigmates, venus rappeler de vieilles fautes et agissant du coup comme une rédemption au caractère trouble et fallacieux."


"Dans cette production d'empreintes nomades, en supplément, photo et moulage travailleraient à une référence auratique du lieu tout en s'employant à s'en accaparer toute la substance. Car s'il s'agit, pour les deux modes, de donner la teneur du lieu grâce à leur intimité passée avec celui-ci, il émane d'elles une odeur de commémoration qui repose sur un anéantissement à venir du lieu. Une étrange équation se manifeste en elles alors que, tout en annonçant cette disparition, elles y travaillent à leur façon, commémorant peut-être moins le lieu même que sa disparition déjà amorcée. Elles préfigurent ainsi le jour où, pures traces transfigurées, imbibées de la nature du lieu, elles en deviendront, plutôt que le supplément, le succédané, passant du statut d'empreinte à celui d'ersatz transsubstantié.

Notes :

(*1) Rosalind Krauss, "Sculpture in the Expanded Field", dans The Originality of the Avant-Garde and Other Modernist Myths, Cambridge, Mass., et Londres, The MIT Press, 1985, p.280.

(*2) Il est intéressant de noter que le premier est architecte et la seconde, sculpteure. Car, dans la suite du texte cité de Krauss, une série de relations d'implication, de contradiction pure ou partielle, représentée dans un schéma, réunit les notions de landscape, architecture, marked sites, axiomatic sculptures, site-construction, sculpture. Faudrait-il y ajouter une sorte de site cité pour y intégrer le travail de Wilmès et Mascaux?

(*3) Cité dans la brochure de présentation réalisée par les deux artistes.

 

 

 


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